Instant poésie
Je suis un fleuve,
je descends par
les pierres larges,
je descends par
les roches dures,
par le sentier
dessiné par le vent.
Il y a des arbres autour
de moi assombris
par la pluie.
Je suis un fleuve,
je descends de plus en plus
furieusement
de plus en plus violemment,
je descends
chaque fois qu’un
pont me reflète
sur ses arches.
Je suis un fleuve,
un fleuve,
un fleuve
cristallin dans le
matin.
Parfois je suis
tendre et
bienveillant.
Je me
glisse doucement
dans les vallées fertiles,
je donne à boire des milliers de fois au bétail, aux gens dociles.
Les enfants m’approchent le
jour,
et
la nuit des amants tremblants
reposent leurs yeux dans les miens,
et noient leurs bras
dans l’obscure clarté
de mes eaux fantastiques.
Je suis le fleuve.
Mais parfois je suis
sauvage
et
fort,
mais parfois
je ne respecte ni
la vie ni la
mort.
Je descends par les
cascades précipitées,
je descends avec furie et avec
rancœur,
je frappe contre les
pierres encore et toujours,
je les mets une
à une en miettes
interminables.
Les animaux
s’enfuient,
s’enfuient en fuite
quand je déborde
dans les champs,
quand je sème de
petits cailloux les
rives,
quand
j’inonde
les maisons et les pâturages,
quand
j’inonde
les portes et leurs
cœurs,
les corps et
leurs
cœurs.
Et c’est alors que
je me précipite le plus.
Quand je peux atteindre
les cœurs,
quand je peux
les attraper par le
sang,
quand je peux
les regarder de
l’intérieur.
Et ma fureur
devient paisible,
et je me change
en arbre,
et je m’immobilise
comme un arbre,
et je me tais
comme une pierre,
et je suis muet comme une
rose sans épines.
Je suis un fleuve.
Je suis le fleuve
éternel du
bonheur.
Je sens déjà
Les brises proches,
je sens déjà le vent
sur mes joues,
et mon voyage à travers
bois, fleuves,
lacs et prairies
devient interminable.
Je suis le fleuve qui voyage sur les rives,
arbre ou pierre sèche
je suis le fleuve qui voyage sur les berges,
porte ou cœur ouvert
je suis le fleuve qui voyage dans les pâturages,
fleur ou rose coupée
je suis le fleuve qui voyage dans les rues,
terre ou ciel mouillé
je suis le fleuve qui voyage dans les bois,
roche ou sel brûlé
je suis le fleuve qui voyage dans les maisons,
table ou chaise suspendue
je suis le fleuve qui voyage dans les hommes,
arbre fruit
rose pierre
table coeur
coeur et porte
revenus.
Le Fleuve, 1960, Javier Heraud (1942-1963), Poète et professeur péruvien